CONTE N°10 : "Chères femmes, ce message s'adresse à vous..."

Il fut un temps sur une île merveilleuse, où les journées étaient rythmées par les rires des amis qui se rejoignaient sur les terrasses des cafés, par les grincements de balançoires dans les jardins fleuris, par les ronronnements des chats sur les genoux des vieilles dames et par ce petit claquement des feuilles des arbres, produit par un vent bien trop léger pour que l’on s’aperçoive de sa présence .

Personne ne se souciait de comprendre pourquoi le monde était ainsi fait puisque jusqu’ici il leur était favorable. Pourquoi se poser des questions lorsque l’on vit dans un monde où la tartine retombe toujours du bon côté, où le ménage est fait par des libellules géantes en tablier et où les sentiments amoureux ont toujours été réciproques entre deux personnes ?

Rose, une jeune femme qui habitait seule dans son appartement avec son chien Edouard, était une fille on ne peut plus ordinaire, elle aimait faire son brushing tous les matins en écoutant son émission préférée à la radio, les tartes à la rhubarbe de son boulanger, l’odeur du cuir et des magazines neufs et se promener avec Edouard en longeant le bord de mer.  Elle détestait en  revanche se faire remarquer, qu’on toque à sa porte un dimanche, être mal à l’aise, le foot et la menthe dans les dentifrices.

Comme tous les matins, elle se leva à l’aube, fit son brushing, but son thé à la cannelle, enfila sa parka et sortit avec Edouard pour leur promenade quotidienne.

« Que penses-tu de l’intégration des lièvres à tête bleue dans notre société ? Je pense que nous devrions les accepter et les aider à évoluer dans leur façon de creuser leurs terriers, avait dit Edouard en arborant un air songeur.

- Je pense que ce n’est pas notre problème, regarde plutôt ce magnifique lever de soleil. »

Cette réponse mit fin à la conversation, Rose avait horreur lorsqu’Edouard entamait des conversations qui lui rappelaient que son chien avait beaucoup plus de culture et de réflexion qu’elle.

A mi-chemin de leur sortie, ils aperçurent  un groupe d’une centaine d’hommes avancer d’un pas militaire, tous en rythme, le regard au loin tels des jouets programmés pour marcher le plus loin et le plus directement possible. Ils étaient tous vêtus de la même façon, un simple pantalon et tee-shirt de coton bleu marine avec pour seul artifice une croix dorée brodée sur leurs bras gauches.

Elle fut intriguée par ce défilé effrayant mais comme à son habitude elle finit par hausser les épaules et retourna à ses occupations.

Quelques mois s’écoulèrent  avant qu’un nouvel évènement ne vienne perturber sa routine, elle se rendit au supermarché, comme tous les samedis à 16h00 pile et une triste évidence se révéla exacte; la veille en écoutant son émission à la radio, un homme âgé avait pris la parole et avait annoncé une nouvelle règle sur l’île : «  A partir de ce jour, fruits, légumes, champignons, et autres aliments inadaptés seront bannis de notre alimentation ! Pizzas, Pâtes et bières seront eux seuls autorisés ! » Cela n’était donc pas une plaisanterie !

Sur le chemin, au retour du supermarché elle s’étonna de l’état perplexe d’Edouard.

«  Tu devrais être content toi qui adore les pizzas ! lui lança-t-elle.

-  Oui, tu as sans doute raison mais c’est tout de même étonnant. »

Quelques semaines plus tard, elle entendit à nouveau cette voix, celle de l’homme âgé à la radio. Il commença comme la fois  précédente son discours par : « Très chers habitants, chères épouses, chères femmes, ce message s’adresse à vous … »

Cette fois ci, il annonça l’interdiction formelle aux femmes de se rendre à leur travail à partir d’une certaine date, qui après vérification s’avérait être dans deux jours.

Elle n’était pas concernée puisqu’elle n’avait jamais travaillé, elle avait arrêté l’école depuis qu’elle s’était fait embêter par les sœurs coccinelles à la sortie.

Edouard la rejoignit dans la salle d’eau et lui avoua : « Je ne cesse de penser à ces changements, la nourriture et maintenant l’interdiction de travailler pour les femmes, te rappelles-tu des hommes en bleu que nous avons croisé il y quelques mois, peut-être y a-t-il un rapport ? 

- Je ne pense pas qu’il y ait de rapport et quand bien même… Ces changements ne sont pas si importants, nous avons encore le temps de réfléchir, va plutôt regarder quel temps il fait dehors et dis-moi quelle veste tu me conseilles aujourd’hui. »

En sortant deux matins plus tard, cinq hommes avec cette fameuse étoile dorée au bras gauche  et tout vêtu de bleu l’interpella :

 « Madame, n’avez-vous pas entendu la nouvelle règle du jour ?

- Non je n’ai pas eu le temps d’écouter la radio ce matin.

Les hommes échangèrent un regard entre eux puis l’un deux rétorqua sur un ton solennel comme s’il répétait un discours :

« Très chers habitants, chères épouses, chères femmes, ce message s’adresse à vous : A partir de ce jour, je déclare officiellement que de rose vous devrez être habillées. »

Un autre rajouta :
« Je vous conseille Madame de rentrer chez vous et de vous changer. »

Elle rentra chez elle, agacée par cette nouvelle règle, elle comprit cette fois qu’en effet ces nouvelles lois avaient bien un rapport  avec «  les hommes en bleu ».

Mais c’était sans compter la suivante révélation…

Quelques jours plus tard, une robe rose sur le corps et le ventre alourdi de pizza au bacon, un nouvel appel  retentit : « Très chers habitants, chères épouses, chères  femmes, ce message s’adresse à vous : les chaînes de télévision seront désormais toutes réservées aux matchs de football  et aux films Western, ce n’est pas tout ; suite à de petites complications nous vous interdisons de sortir avant midi et après le coucher du soleil. Bonne journée, mesdames. »

C’en était trop, cette fois et pour la première fois le doute gagna Rose, toutes ces règles qui devenaient de plus en plus fréquentes, cela ne présageait rien de bon, jusqu’où iraient-ils … ?

Elle le sut rapidement lorsqu’elle perdit son fidèle Edouard, son seul ami, suite à l’interdiction aux femmes d’avoir un compagnon autre qu’un des hommes ornés de la croix dorée. Ces hommes abattirent donc l’animal en laissant Rose dans une tristesse et une solitude qui la mena tout doucement à la mort. Lors de ces derniers instants elle repensa à la sagesse de son meilleur ami, peut-être si elle l’avait écouté plus tôt aurait-elle pu agir… Mais comment se douter de l’ampleur qu’allait prendre ces restrictions si anodines au départ.

Morale : Soyez attentifs. Personne n’est à l’abri d’une telle situation. La naïveté et la bêtise humaine nous mèneront probablement à notre perte comme elles l’ont déjà fait pour beaucoup d’entre nous.